Le 9 février dernier, Robert Badinter nous quittait. Au lendemain de sa mort, voici que son dernier combat s’invite dans l’agenda politique. En effet, comme nous le rappelait Marie de Hennezel, psychologue spécialisée dans l’accompagnement des personnes en fin de vie, dans sa tribune pour le Figaro (retrouvez l’article ci-dessous), l’ultime bataille de Robert Badinter était destinée à empêcher la légalisation de l’euthanasie.
L’interdit de tuer était devenu un marqueur moral de nos sociétés modernes, illustrant le cheminement de notre humanité sur la voie tortueuse du « progrès ».
Ainsi, nous abolissions la peine de mort en France.
Que signifie, alors, la légalisation de l’euthanasie, aujourd’hui, si ce n’est un retour en arrière par la réintroduction de la peine de mort sous une autre forme ? De même, que signifie l’interdiction de prononcer la peine de mort pour les juges, quand nous réfléchissons à octroyer légalement ce droit à une autre profession qui, d’ailleurs, dans son écrasante majorité n’en veut pas !
Ce qui nous guette est une incohérence profonde entre ce que nous avons refusé et ce que, demain, nous permettrions.
En faisant sauter le fragile cadenas de l’interdiction de tuer, notre société pourrait prendre un virage qui nous questionne.
Il est probable, comme on l’a vu dans d’autres pays, que ce cadre d’application ne ferait que peu à peu s’étendre, autorisant, ici et là, davantage de motifs, sous couvert de lutte contre toutes formes d’exclusion, pour administrer ce qui nous est présenté comme un soin final.
Face à la demande de la mort, qui ne se limite pas qu’aux fins de vie difficiles, ne nous limitons pas à une réponse animée des meilleurs sentiments, aussi sincères et intimes soient-ils. En accompagnant la personne dans son départ, posons-nous en responsabilité devant cette « boîte de Pandore » et cherchons à comprendre nos manquements pour en arriver au désir de la mort.
Aujourd’hui, la loi Claeys Leonetti de 2005, qu’il s’agirait de faire connaître davantage plutôt que de lui substituer une loi nouvelle, offre un cadre législatif protecteur en sauvegardant la dignité des patients en fin de vie et en assurant un accompagnement de qualité pour les aider à supporter la douleur physique et psychologique par la dispensation des soins palliatifs. Mais notre système de soins démontre de grandes fragilités et de nombreuses carences. Et pour cause, 21 départements français* ne sont pas dotés d’unités de soins palliatifs.
Le rapport de la Cour des comptes, daté de juillet 2023, met en alerte à ce sujet, soulignant par ailleurs, que les besoins estimés de soins palliatifs «ne seraient couverts qu’à hauteur de 50 %» dans les prochaines années.
Les annonces récentes de la ministre Catherine Vautrin sont très positives pour le développement des soins palliatifs, mais les moyens annoncés, étalés sur 10 ans, seront-ils à la hauteur des besoins réels ? Beaucoup de professionnels en doutent…
Et que dire de l’état général de l’hôpital qui nécessite une mobilisation de chaque instant du personnel médical épuisé, qui aurait sans doute mieux à faire que de s’engluer en délibérations collégiales et en recours judiciaires pour administrer la mort.
Il y a donc urgence à mettre tout en œuvre pour répondre aux besoins existants ainsi qu’aux besoins à venir pour accompagner, entourer, épauler et soulager la vie, jusqu’au bout. Et ce, d’autant plus, quand la part démographique du vieillissement promet d’atteindre plus du tiers de la population en 2050.
En France, nous avons donc un retard sur l’accompagnement de la fin de vie qui pourrait créer les conditions qui exposeraient ce chaînon manquant de notre solidarité à la tentation de soulager la charge des soignants et des coûts pour notre sécurité sociale, en abrégeant les souffrances des malades.
De plus, n’est-il pas paradoxal de parler d’euthanasie alors que, dans le même temps, nos soignants crient leur souffrance d’être acculés à trier les patients face aux multiples crises que connaît notre système de soin et les exposent à des situations éthiquement insoutenables ?
Cette inversion de la solution, présentant l’euthanasie en soin, l’« aide active à mourir », ne saurait voiler la réalité : l’euthanasie ou « l’aide active à mourir » ne soigne pas. Elle ne supprime pas la souffrance mais bien le patient.
A l’heure où notre société se confronte à de grandes difficultés pour relier les citoyens entre eux et redonner un horizon commun, ouvrir la porte à l’euthanasie, ne serait-il pas un pas supplémentaire vers la tiédeur, l’abandon de nos valeurs et la perte de notre humanité ?
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*Ardennes, Cher, Corrèze, Creuse, Eure-et-Loir, Gers, Indre, Jura, Lot, Lozère, Haute Marne, Mayenne, Meuse, Orne, Pyrénées-Orientales, Haute-Saône, Sarthe, Tarn et Garonne, Vosges, Guyane, Mayotte.
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«Emmanuel Macron ne légalisera pas l’euthanasie de mon vivant»: le dernier combat de Robert Badinter
Par Marie de Hennezel
Publié dans Le Figaro le 12/02/2024
TRIBUNE – S’il est unanimement célébré pour avoir permis l’abolition de la peine de mort, l’ancien ministre de la Justice a aussi pris position contre la légalisation de l’euthanasie, rappelle la psychologue Marie de Hennezel.
Ouvrage à paraître : « L’Éclaireuse. Entretiens avec Marie de Hennezel », d’Olivier Le Naire (Actes Sud, mars 2024).
« Comment peut-on «en même temps» rendre hommage à Robert Badinter pour avoir aboli la peine de mort et s’offusquer que notre pays tarde à légaliser l’acte délibéré de donner la mort. D’où vient notre fascination pour le droit de demander la mort à autrui ?
Notre peur de mal mourir, d’être maltraités dans nos derniers moments, abandonnés de tous est-elle si forte que nous préférions anticiper notre mort plutôt que la vivre ?
J’imagine le trouble que ce paradoxe générerait chez François Mitterrand. Lui qui m’avait alertée, deux ans avant sa mort, sur sa crainte que la gauche ne décide un jour de légaliser l’euthanasie et n’entre ainsi en conflit avec les valeurs qu’elle a toujours défendues.
François Mitterrand était opposé à une loi sur l’euthanasie. Visionnaire, il en mesurait les dangers, les dérives inévitables. « La nature humaine n’est pas habitée que de bons sentiments, hein ? », ajoutant : « Je n’ai pas aboli la peine de mort pour la réintroduire sous une autre forme ! » Il me l’avait affirmé fortement, il était opposé à un droit à la mort. « Dans un pays démocratique, une loi ne peut sacraliser un tel droit ! Tant que je serai en vie, je m’opposerai à ce que l’on franchisse la ligne rouge. C’est trop grave ! On ne va pas tout de même donner légalement à une profession le droit d’administrer la mort ! » Il savait, par ailleurs, ayant soutenu le démarrage des soins palliatifs en France, et étant venu le constater sur place, que ces derniers, bien conduits, peuvent venir à bout de toutes les souffrances, même les plus réfractaires.
Je ne doute pas une seconde que, s’il était encore de ce monde, il inviterait son successeur à penser davantage les enjeux d’une loi qui gravera dans le marbre le droit pour les médecins de donner «délibérément» la mort. Il le mettrait en garde contre des garde-fous qui seront vite dépassés. Car l’ancien président supputait qu’une « société qui n’est pas bonne » aura vite fait de se dispenser de contrôles judiciaires trop lourds, puisque « l’interdit de tuer aura sauté ».
Quelle voix, à gauche, peut aujourd’hui rappeler la grande responsabilité du législateur sur un sujet ayant trait à la vie et à la mort ? Celui-ci ne peut ignorer que le pouvoir d’administrer la mort, «au nom d’une autonomie prétendue, mais non vérifiable, peut aussi servir des pratiques eugéniques d’élimination de personnes qui coûtent cher et ne rapportent rien » (1).
Robert Badinter ne s’est pas privé ces dernières années d’inciter à la prudence. Une loi qui modifierait le code pénal, a-t-il affirmé devant la mission de réévaluation de la loi Leonetti, créerait plus de zones d’ombre qu’il y en a aujourd’hui. Je ne saurais trop insister pour que les lecteurs relisent les mots qu’il avait alors prononcés. Conscient de la complexité du sujet, il avait rappelé que le code pénal n’avait pas seulement une fonction « répressive » mais « expressive », traduisant les valeurs de la société. Réécoutant son audition, j’ai retrouvé dans ses mots ceux de François Mitterrand. « Nul ne peut retirer la vie à autrui dans une démocratie. »
Dénonçant « la fureur de légiférer pour répondre à l’appel médiatique », il est allé jusqu’à affirmer : « Faire la loi à partir d’une émotion collective justifiée, née d’une situation extraordinaire, alors qu’on pourrait très bien éviter toute poursuite, ne me paraît pas devoir être l’œuvre d’un législateur. » Il avait conclu cette audition par ces mots : « Devons-nous, oui ou non, concevoir, accepter, un service d’assistance au public, ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre, pour ceux qui auraient pris la décision de se suicider ? À ce stade, ma réaction première n’y serait pas favorable. J’aurais trop la crainte d’une forme d’incitation, je n’ose pas dire, de provocation au suicide. »
J’ai rencontré Robert Badinter en 2016. Il avait lu mon livre d’entretiens avec François Mitterrand, et souhaitait me connaître. Je l’ai revu un an plus tard, après l’élection d’Emmanuel Macron, avec qui il avait échangé à propos de son engagement à modifier la loi sur la fin de la vie.
Qu’avait-il dit au président Macron ? Il lui avait rappelé, m’a-t-il dit, que la loi est faite pour le bien de tous, pas pour céder aux revendications d’un petit nombre d’intellectuels encore bien portants, obsédés par le désir de maîtriser leur mort, fort habiles par ailleurs à jouer sur les peurs légitimes de leurs contemporains pour obtenir une large assise à leurs revendications individualistes.
Puis il avait ajouté, « Je ne pense pas qu’Emmanuel Macron ira jusqu’à légaliser l’euthanasie, en tout cas pas de mon vivant ! »
Nous y voilà. Robert Badinter est mort. On le célèbre pour l’abolition de la peine de mort, et on s’apprête à voter une « aide active à mourir », autre mot pour l’euthanasie, un mot trop chargé, qui rappelle à chacun la manière dont on a éliminé les vieux et les déments dans l’Allemagne nazie.
On essaie de faire passer dans l’esprit des soignants – qui par ailleurs ne sont pas dupes et le refusent – qu’un tel acte – donner la mort – serait un « soin ». Les médias essaient, de leur côté, de faire passer dans le grand public l’idée que décider du moment de sa mort et la réclamer à un tiers serait une « liberté ».
Il faudrait d’abord – pour que ce soit une liberté – que le choix existe. Or ce n’est pas le cas. Quel est le choix d’une personne malade ou âgée, pauvre, isolée, car souvent abandonnée par les siens, vivant dans un Ehpad où les soins palliatifs sont absents, n’ayant pas de médecin traitant, ayant le sentiment de ne plus servir à rien, et ayant peur de souffrir avant de mourir ? Oui, quel est son choix ?
Pour qu’une loi sur l’aide active à mourir soit une liberté, il faudrait d’abord qu’elle ne soit pas une loi par défaut. Que nos responsables politiques s’engagent d’urgence – et pas dans dix ans – à pallier le désert médical, à couvrir le territoire français de structures palliatives, à mettre du personnel dans les Ehpad, à former rapidement les médecins au traitement de la douleur, au maniement correct de la sédation, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
Les personnes âgées – si peu assurées de leur utilité dans le monde jeuniste qui est le nôtre, assombries par le sentiment de n’être plus qu’un poids pour les autres – ne sont pas dupes. Si malades et ayant perdu leur autonomie, elles se sentaient enfin soutenues par une vraie solidarité médicale, économique et humaine, elles ne seraient pas tentées de penser à demander la mort. J’entends leurs peurs d’être un jour l’objet de pressions, comme le disait un jour l’un d’entre eux, pour « qu’on soulage les comptes de la Sécurité sociale, en demandant la mort ». Elles ressentent le débat actuel comme une intrusion d’une rare violence de leur intimité. Elles attendent de la loi qu’elle les protège. C’est tout ! A-t-on conscience du message qu’une légalisation de l’Aide active à mourir leur enverrait ?
Ce sont les conditions du mourir et l’accueil des personnes fragilisées par la vieillesse dans notre pays qu’il faut changer, pas la loi.
Robert Badinter l’affirmait avec force au micro d’Anne Sinclair, il y a neuf ans, « il faut que les soins palliatifs pénètrent la culture médicale », appelant de ses vœux une pédagogie de la loi Leonetti, ce qui n’a jamais eu vraiment lieu. Cette pédagogie, je l’avais réclamée dans mon rapport « La France palliative » en 2007, mais le cabinet de Nicolas Sarkozy m’avait envoyée promener.
Si même la gauche humaniste abandonne son devoir de solidarité envers les plus vulnérables, si elle envisage d’organiser le suicide de ceux qui préféreront mourir que de vivre leur mort sociale, ce sera l’aveu d’un échec. La signature de la faillite des valeurs humanistes sur lesquelles sont fondées nos sociétés démocratiques.
Je crains alors que le combat pour la vraie dignité du vieillir et du mourir soit perdu. Car, et nous sommes nombreux à le penser, mais personne n’ose le dire : le véritable enjeu est économique. Mettre les moyens qu’il faut pour cette dignité-là coûtera cher. En revanche, la possibilité légale d’offrir la mort à ceux qui « s’auto-effaceront », ne supportant plus l’inhumanité de leur condition et leur mort sociale, ne coûtera rien. »
(1) Cité dans « La Mort intime » (Pocket), de Marie de Hennezel.